Extrait du tome VII



I

Disparitions

 

 

 

   Dans le comté de Perlines, les rues de Carméline étaient bondées ! On y croisait de nombreux visiteurs venus des quatre coins du globe mais aussi des marchands en grand nombre, qui profitaient de cet afflux de personnes pour remplir leur trésorerie. Tout ce beau monde s'était bien évidemment déplacé jusqu'ici pour le tant attendu anniversaire de la Princesse Carthania qui se préparait à Corkwood, la cité voisine.

Le début de l’été annonçait également les fêtes des palines. Le principe était simple : l’un après l’autre et durant quelques jours, les quartiers de la ville se transformaient en restaurants géants. Après le dîner, les musiciens entraient en action et parfois il y avait même des matchs d’espontamel, un jeu de balle où les participants étaient vêtus de manière très colorée. 

Vous ne pouviez accéder à ces palines qu’en achetant des tickets bien en avance. Dans certaines d’entre elles, une table interminable remplie de victuailles se dressait devant les visiteurs et il suffisait de trouver de la place pour s’asseoir. Dans d’autres, on mangeait dans une échoppe de son choix, parfois au milieu de tissus ou d’épices, ce que je trouvais fort plaisant. Pegasus adorait les palines et pour mon plus grand bonheur, nous participions à notre quatrième fête !

Ce soir, nous avions donc rejoint la paline du quartier nord, au bord de l’océan. Une des plus belles, disait-on. Une foule incroyable s’était amassée devant l’entrée. On entendait au loin des chants et de la musique. On nous remit un panier à l’entrée et Pegasus m’entraîna dans les venelles de ce quartier. Pas moins de quatre Mages nous escortaient à ce type de sortie, mais ils étaient toujours discrets et d’une grande amabilité. L’un d’eux se nommait Rémiren et avec mon frère nous l’appelions Rémy. Nous avions fini une soirée au vin avec lui à notre retour à Taragul. Il était souvent accompagné de Glenn, une femme discrète, spécialisée dans la défense militaire des places fortes, mais qui avait demandé sa mutation au manoir, sans doute pour Rémy dont le regard ne laissait aucun doute sur la nature de leur relation. 

Nous arrivâmes sur le front de mer. Au loin, des centaines de petits points blancs décoraient les eaux sombres. Ces bateaux de pêcheurs ou de marchands sillonnaient la baie et reliaient les grands ports de Carméline, Corkwood ou Lacustine un peu plus en amont. Sur la plage, flamboyaient des feux de camp et des torches. C’est ici comme tant d’autres participants à la paline que nous décidâmes de nous installer pour dîner. 

-        Tu as goûté celui à la feuille de chou ? C’est délicieux ! 

-        C’est une feuille de vigne, à la manière d’un dolmadakia, précisa Pegasus. 

Je croquai le reste avec plaisir et observai un groupe qui dansait autour d’un feu. 

-        J’adore ce comté de Perlines. Je le trouve particulièrement chaleureux, avouai-je en chassant un peu du sable qui avait envahi notre couverture.

-        L’inverse de son Roi !

-        Il fallait évidemment que tu places une remarque à son sujet.

-        Je ne pouvais pas m’en empêcher ! D’ailleurs, tu parles peu de lui. 

-        C’est parce que ta mauvaise humeur le remplace ! plaisantai-je.

-        Quoi ? Je ne suis jamais d’humeur détestable ! Vilaine ! 

Il tenta de s’emparer de moi, mais je fus plus rapide. Une fois debout, je me mis à danser sur le son de la musique et il fit de même. Les éclats de rire de Pegasus, ses boucles soufflées par la brise du large, la lumière des torches qui illuminait son visage radieux constituaient des instants magiques et si précieux. Ces moments d’insouciance dans le comté de Perlines, je ne les oublierai jamais. 

 

*

 

Je me réveillai en raison de cris émanant de la rue. Deux conducteurs de voitures se disputaient sous ma fenêtre. Carméline était loin d’avoir le calme de Taragul. Je m’assis sur le rebord du lit et remis de l’ordre dans ma chevelure, puis je passai dans la salle de bain. Le confort de cette auberge était appréciable et nous y séjournions à chaque paline. Une fois lavée et les cheveux encore humides, je passai une robe grise aux manches courtes, assez simple, mais avec une jolie ceinture verte à la taille. Sur la table de nuit, je récupérai mes bijoux. Je passai mes boucles d’oreilles, mais pas immédiatement le bracelet que m’avait offert Paultrem à Passargueil. Je le triturai tout en observant un instant la rue en contrebas. 

Paultrem me manquait. Plus exactement, je me demandais où notre rapprochement nous aurait menés. Mon frère me tira de mes songes en frappant à la porte et je passai le bracelet. 

-        C’est l’heure du petit-déjeuner !

Je le suivis dans le couloir puis à une table dressée devant une large baie vitrée. L’aubergiste nous servit du café et deux assiettes bien remplies, pendant que Pegasus complimentait mon chignon fait à la vas-vite. Je lui adressai un maigre sourire ne sachant pas s’il me charriait ou s’il était sincère. Je remerciai l’aubergiste qui prit congé.  

-        Tu es bien silencieuse ce matin. 

-        J’adore regarder les passants. On ne voit pas autant d’activité à Taragul, dis-je avec le sourire. 

-        Et encore moins sur les îles Méroveh. J’espère que tu te réjouis un peu. 

-        Mais oui ! Nous nous amuserons bien tous les deux, dis-je en caressant ma serviette, rêveuse.  

-        En tout cas, je suis fou de joie à l’idée de me reposer ! J’espère que tu n’auras pas d’horribles hémalyces qui vont s’ouvrir. 

-        Je reprends les fioles de Paultrem depuis que la neige est tombée dans Taragul ! 

-        Ça ne t’a pas empêché de vivre le meurtre de Perlann. 

-        Quelle belle manière de commencer une journée ! lui lançai-je sarcastique. 

-        Excuse-moi. 

-        Et je précise que ce n’était pas une de mes hémalyces ! Je suis entrée dans l’esprit de Paultrem ! 

-        Tourmenté de Prince, grommela Pegasus en coupant dans son ghenti, une sorte de crêpe agrémentée de fruits que l’on déguste chaude. 

-        Oui, confessai-je avec cet air mélancolique qui n’échappa pas à mon frère.

-        J’ai toujours l’impression qu’il y a Paultrem entre nous. Je ne sais pas comment le définir. Même absent, il semble toujours être là. 

-        J’ai essayé de t’expliquer autrefois…

-        Que tu t’amourachais ?

-        Ce n’est pas une histoire d’amour !

-        Oh ! Intéressant… Comment le définir alors ? 

-        Je n’en sais rien ! me fâchai-je. Je n’en sais fichtre rien ! Et tu as tout à fait raison quand tu dis que je dois être prudente. 

-        Alors que veux-tu ?

Je soupirai puis réfléchis en humectant mes lèvres. 

-        J’aurais besoin d’écarter la possibilité qu’il me manipule.

-        Impossible, vu le personnage. 

-        Si tu prenais en compte cinq minutes qu’il soit plus qu’un simple comploteur ? 

-        Et si toi tu prenais en compte que c’est précisément ce qu’il est ? (silence) Comment s’en sortir ?

-        Je propose d’aller voir Irissa. C’est elle qui m’avait mise en garde à l’époque contre Paultrem et contre Aurix. Elle a peut-être de nouvelles informations pour nous.

-        Parfait, soupira Pegasus, allons flairer de nouveaux poissons ! Mais d’abord, j’ai l’intention de finir cette merveilleuse assiette !

 

*

 

Sur les quais l’odeur des poissons était plus désagréable qu’à ma première visite hivernale. Là, sous le soleil, je m’avançai vers le bassin le plus reculé où travaillait, courbée, une dame au menton abîmé par une vilaine brûlure. Je m’arrêtai devant elle et la saluai tout en cherchant Irissa autour des autres bassins.  

-        Elle ne travaille plus ici, précisa la femme avec un étrange accent.

-        Depuis quand ? 

-        Cela fait plusieurs mois déjà que j’ai pris sa place !

Je me tournai vers Pegasus qui semblait aussi étonné que moi. Il plaça ses mains sur les hanches et l’interrogea : 

-        Cela vous ennuierait-il de nous préciser quand exactement ? 

-        Euh… Un peu avant les dernières neiges. On dit qu’elle est partie vite. Beaucoup de gens sont venus me voir après et m’ont posé de drôles de questions. J’ai fini par comprendre qu’elle monnayait ses informations, expliqua-t-elle tout en ouvrant la main. 

Mon frère la remercia et glissa quelques rukes dans sa main. Nous remontâmes les bassins d’un pas lent, chacun plongé dans ses réflexions. 

-        Beaucoup de disparitions, lâcha subitement Pegasus. 

-        Ou de coïncidences... 

-        Tu le fais exprès ? s’énerva-t-il. J’étais au manoir, le soir où tu es revenue de ton escapade à Carméline. Tu te souviens ? Tu avais rapporté du poisson pour le Prince pas charmant. 

-        Et alors ? 

-        Alors ? Il a interrogé ce vieux Josh qui lui aura certainement confié que tu traînais au bord des bassins. Et, si ça ne te suffit pas, je précise que c’était avant les dernières neiges ! 

Il retroussa ses manches en me contournant, sensiblement énervé, et me fit rapidement part de sa réflexion.  

-        On dirait que les gens disparaissent après que tu les as rencontrés ! 

-        Et questionnés… Tu penses à Paultrem ?

-        Oui m’dame ! D’abord Maître Grépin, puis Ayma, énuméra-t-il sur ses doigts, plus récemment Irissa ou le p’tit Ouyouka !

-        Aïken ? Il est mort !

-        As-tu vu son corps ? Des obsèques ? proposa-t-il sèchement. 

Je réfutai d’un signe négatif de la tête et inspirai profondément avant de me retourner vers Pegasus qui put lire l’effroi dans mon regard. 

-        Peut-être même Azarïne… Il m’avait promis de rester jusqu’à ce que je lui demande de partir personnellement… Sa disparition brutale est si… étrange !

-        Waouh, je crois qu’on est dans un beau pétrin ! 

 

 

*

 

            Le soir même, de retour à Taragul, je ne parvenais pas à m’endormir. La lune éclairait le plafond de bribes éparses. Bientôt un mois s’était écoulé depuis que j’avais observé le dernier clair de lune avec Paultrem. 

            Le quotidien était bien plus calme sans le manège des émissaires toute la journée, sans les coursiers qui déambulaient dans le manoir comme s’ils étaient chez eux, sans la personnalité écrasante du Prince. Comme à son premier départ, le manoir semblait toutefois trop calme à mon goût. 

            Ce dernier mois, je ne m’étais pourtant pas ennuyée une seconde. L’essentiel de mon temps était occupé par les cours avec Perjïn et Azerlov. Puis je rejoignais Myllo dans l’après-midi pour faire de longues promenades durant lesquelles j’apprenais quelques sorts de magie blanche par la même occasion. Enfin je passai mes soirées avec Pegasus et les domestiques. 

            Ce soir-là, ce retour de Carméline avait laissé des traces. Je faisais la liste des disparitions inquiétantes, tentant naturellement de leur trouver une justification plausible… Enfin, surtout en écartant l’intervention hypothétique de Paultrem. Je me tournai vers ma table de chevet et allumai ma lampe par voie magique. Je l’emportai vers mon bureau et griffonnai alors quelques notes.   

 

 

*

 

Le lendemain, j’étais assise dans une calèche et j’observais le paysage défiler. La brume dansait au milieu des arbres, créant des fantômes prisonniers de la sylve. Je me remémorais la première fois où j’avais traversé le comté de Mortgueil. J’avais eu peur des Vampires, pensant être une Humaine, et ce souvenir me tira un sourire car aujourd’hui l’ironie du sort voulait que j’y vive et que l’on me nommât la Dame de Taragul. 

Mes pensées vagabondaient entre les mystères semés sur mon chemin. J’avais toujours la sensation de vivre dans une nébuleuse, et d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Mais comme ma vie ici et maintenant me convenait, alors je faisais l’autruche. 

Pourtant je ne pouvais pas écarter certains faits qui me travaillaient toujours. En haut de la liste établie la veille, j’avais mis le dernier des Axons. J’avais eu des visions de lui dans la forêt de Galdan lorsque j’avais été attaquée par Hugo sous l’apparence de Lalanque. Il m’avait aidé à produire un sortilège puissant pour me défendre. Puis il était apparu dans l’eau du bassin dans la villa d’Agadyr Paolin à Méhéra. Ce souvenir m’était difficile, car il y avait eu une connexion incroyable entre lui et moi. Je n’avais alors ressenti que bonté et bienveillance. Il m’avait donné des indices afin que je le retrouve. Mais en avais-je réellement envie ? Depuis que je l’avais vu condamner mon père, j’écartai cette possibilité. Comment avais-je pu me tromper à ce point ? Moi qui le prenais pour la bonté incarnée, il n’était autre que celui qui avait condamné mon père à l’exil. Et puis ses intentions au sujet des Ouyoukas n’étaient pas encore très claires. Je cherchais à me satisfaire de l’argumentation de Paultrem : Aurix voulait uniquement les auras des Ouyoukas pour alimenter sa source. Pourtant au fond de moi subsistait un doute.

À Nibinus, il m’avait offert un accueil des plus touchants, avec ses papillons rouges. Depuis, plus rien, mais je savais que, d’une certaine manière,il rôdait autour de moi.. Je pensais notamment à l’amulette remise à Pegasus par Maître Grépin ou à Azarïne qui portait les mêmes lettres tatouées sur sa poitrine. Il me cherchait alors que moi, je ne faisais plus le moindre effort pour le retrouver. Cela m’interpellait ce matin dans cette calèche. Comment Aurix avait-il connu mon père ? De quelle manière s’étaient-ils rencontrés ? Toujours tant de questions… je soupirai. 

Je nettoyai la fenêtre avec mon mouchoir brodé pour en chasser la buée. Depuis deux jours, on se croyait en automne ! Dire qu’il y a quelques semaines, je courais dans les champs d’iffrénates ! Repenser à Azarïne m’attristait. Je n’avais pas eu la moindre nouvelle. Bien sûr, nous avions eu une discussion un peu houleuse dans les plantations, mais de là à partir sans rien dire ! À mesure que le temps passait, je réalisais toujours plus que cela ne lui ressemblait pas. Pire, ce nombre inexpliqué de disparitions autour de moi fit ressurgir la crainte d’être prise dans la machine « Paultrem » prête à broyer quiconque sur son passage. Azarïne n’avait-il pas formulé une mise en garde similaire ? « Je ne suis pas une option… Paultrem écartera tout ce qui te détourne de la route qu’il t’a tracée ». J’inspirai profondément. Et s’il s’était senti menacé et que je n’avais rien vu ? Mes sens étaient à nouveau en alerte. Pegasus cherchait toujours Ayma, sa mère d’adoption, et avait même récemment engagé des hommes de l’ombre à Méhéra dans l’espoir de trouver une piste. Il avait également tenté d’entrer en contact avec Maître Grépin, mais sans succès. Une entreprise que je jugeai dangereuse pour un Mage Noir qui faisait en plus partie de la Communauté d’Everspick autrefois. 

Toutes ces réflexions m’avaient poussée dans cette calèche ce matin, en route pour Pertevitre… Oui, bien sûr que la santé de l’Ouyouka s’était dégradée à vue d’œil (cela m’avait même amenée à demander de l’aide à Azerlov), et évidemment que je pouvais comprendre son choix de quitter ce monde. Pourtant un détail me travaillait, qui semblait avoir échappé à la « famille de Taragul » : le carnet ! 

Aïken remplissait le carnet de notes que je lui avais offert. Alors, pourquoi ne pas l’avoir emballé avec l’attrape-rêve dont il m’avait fait cadeau ? Où était-il passé ? L’avait-on dérobé à ma vue ? 

 

Je m’étais préparée mentalement à tenir tête à la vieille Harpie. Mais lorsque Josh arrêta la calèche dans le village, au milieu d’un épais brouillard, tout était calme. La nature avait repris ses droits et arbres, fougères et lierres poussaient au milieu des maisons abandonnées. Josh m’ouvrit la portière. Le lieu ne m’inspirait pas confiance, alors je lui demandai de rester auprès de moi. La présence de Vampires n’était pas à exclure. Nous avançâmes rapidement vers la maison et je frappai à la porte de la Harpie. Devant le silence, nous laissâmes nos regards vagabonder dans le village, espérant voir surgir la vieille d’un recoin.

J’aiguisai alors mes sens et pour moi, il n’y avait pas âme qui vive dans le secteur. 

-        Les chevaux ont disparu, remarqua Josh qui m’avait aussi accompagné avec Perjïn quelques semaines auparavant pour rencontrer Aïken. 

Je poussai alors la porte de la chaumière et plissai à nouveau le nez. La puanteur cadavérique était telle, que nous reculâmes un instant, laissant d’abord l’air frais balayer un peu la cuisine. Puis nous avançâmes vers la table couverte de morceaux de viande découpés en putréfaction, remplis d’asticots et de mouches.  

-        Quelle horreur ! fis-je en me bouchant le nez. 

-        C’était un Vampire, conclut Josh en observant les dents pointues tout en se protégeant le nez d’un mouchoir. 

-        Aurait-elle été attaquée ?

-        Non, elle préparait son repas et elle est partie à la hâte.

-        Dégoûtant ! 

Je m’engouffrai dans le salon où dormait autrefois Aïken et j’ouvris chaque fenêtre. Le haut-le-cœur s’estompa et je scrutai la pièce. L’endroit était plus propre que le reste de la maison. J’y découvris un de mes sacs avec de la nourriture pourrie elle aussi et des vêtements dérobés autrefois à mon frère pour Aïken, mais pas de carnet.  

-        Avez-vous retrouvé vos affaires ? demanda Josh depuis le seuil de la porte de la cuisine. 

-        Presque ! Je les rassemble. 

J’avais dit à Josh vouloir récupérer un sac sans mentionner le carnet. Je regardai dans une vielle commode et sous le tapis, mais pas de trace de l’objet. J’étais prête à conclure qu’on m’avait dupée en le volant, et marmonnai déjà mille jurons quand je m’arrêtai net devant le lit de fortune. Le souvenir du visage de l’Ouyouka, de sa profonde détresse, m’attristait. Je nous revoyais encore échanger sur nos cauchemars et sur nos visions. Le regret est un sentiment atroce qui vous taraude de ses phrases assassines qui débutent toutes par « et si… » 

Je retirai les couvertures pour fouiller la paille entre la couchette et le mur. Lorsque ma main rencontra un petit objet rectangulaire, au touché lisse et doux, j'eus un sourire satisfait. Je glisai aussitôt le carnet dans une poche de mon veston. 

            Je rejoignis Josh, mon sac à la main pour faire diversion, et grimpai dans la calèche. Une seule idée m’obsédait à présent : pourquoi Aïken avait-il caché ses notes ? Je patientai jusqu’à ce que la calèche se mette en route et je tirai le calepin de ma poche… 

 

 

*

 

Certains mots revenaient souvent comme « Rouge » « Guerre » « Panique » ou encore « Feu » … Je tressaillis. Ces premières évocations de la bataille qu’avait menée Madrax contre les Ouyoukas me glacèrent le sang. Je refermai mon veston sur moi et cherchai dans mes souvenirs l’atroce vision que j’avais eue dans la forêt de Causporlain juste avant de rencontrer Flaetren. On y voyait les Axons mettre à feu et à sang des villages de huttes. La panique et les cris me hérissaient toujours le poil en y repensant. On assistait également à une conversation entre Madrax et trois hommes sous ses ordres. Elle les avait menacés de tuer leur lignée si la Plaine n’était pas réduite en une large étendue de sable. Après avoir tergiversé, Horurclas Meterther leur avait suggéré d’utiliser de la magie noire ancienne. 

            Je rouvris le carnet de notes et lus une phrase qui me laissa perplexe « Je veux redevenir sable » avait noté l’Ouyouka. Immédiatement, mon cerveau fit la corrélation entre les notes de Paultrem à Perlines et la phrase d’Aïken. « Redevenir sable » était récurant dans les écrits des deux hommes… Mais pourquoi ? 

Face à cette nouvelle interrogation, je roulai des yeux. J’avais beau sentir que j’avançais, il semblait qu’un mystère finissait sans cesse par en cacher un autre !

Je parcourus encore les notes à la hâte. Le carnet contenait des prières, des noms, des idées qui ne m’évoquaient rien, et une inquiétante mention :

« L’ombre m’observe … », « Je ne dors pas … l’ombre attend près de la cheminée »,  « Je crains l’ombre… que me veut-elle ? »

Et puis, il y avait un petit paragraphe poignant : 

« Le souvenir n’est pas mon meilleur allié. J’ai tant prié, tant imploré leur pardon, mais je réalise que ce sont nos dieux qui nous ont tués. Je crois que l’ombre vient me chercher… » 

J’arrivai à la fin. Je redoutai cet instant parce que j’avais imaginé qu’Aïken m’avait laissé une note ou un mot avant de mettre fin à ses jours. 

Mais il n’en fut rien ! Le carnet finissait ainsi :

« L’ombre a pris forme avec le vent… »

            L’Ouyouka faisait référence aux Vents de Palleyrem qui avaient soufflé le mois dernier. Je refermai le carnet et le glissai dans ma poche. Je soupirai longuement, triste pour Aïken. 

 

*

 

            Je claquai la porte derrière moi et me jetai dans un vieux fauteuil au style baroque. Je passai nerveusement les mains sur ses accoudoirs pour jouer avec le velours rouge. 

-        Si tu es fâchée parce que je fume, je te rappellerais simplement que c’est ma chambre… même si c’est ton manoir, bougonna Pegasus de manière à peine audible. 

-        C’est le manoir de Paultrem ! 

-        Ouh ! Changement de ton ? Mais qu’a donc fait Paultrem chéri ? Pas de courriers ? 

-        Cela fait deux semaines que ses lettres se font plus rares et plus prosaïques ! Que se passe-t-il à Balguldur ?

Pegasus expira longuement une bouffée. 

-        Balguldur est une forteresse érigée sur une puissante source de magie noire. Les Ghoûls la protègent. Ce sont des Mages Noirs de la pire espèce. Ils sont dépourvus de conscience, des sortes de morts-vivants rongés par la noirceur. Ils servent le Seigneur des Ténèbres comme des pantins. J’en ai rencontré un une seule fois et je refuse de recommencer ! 

-        Que fait Paultrem là-bas ? 

-        Rendre des comptes sur la gestion des comtés d’Axtréaone, je suppose. Vango et son frère n’aiment pas se rendre dans les Terres des Ténèbres. Ils préfèrent déléguer la corvée au Prince. 

-        Pourquoi ?

-        Ce sont des damnés. Une partie de leur aura est plongée dans les abysses de Balguldur comme les Ghoûls, sauf qu’ils ont toujours leur conscience. J’imagine que se détacher de la source et retrouver sa conscience propre est plus difficile pour eux que pour un autre Mage. 

-        Tu es si loin de la noirceur, toi. 

-        Pourtant des derniers temps, je sens qu’elle me happe, dit-il tristement en écrasant sa cigarette dans un cendrier posé sur le rebord de la fenêtre. 

-        Et depuis quand fumes-tu autant ?

-        Je suis nerveux ! 

-        C’est à cause d’Ayma… 

Pegasus se coucha sur son lit en face de moi et glissa ses bras derrière la tête. 

-        Les recherches des hommes de l’ombre n’aboutissent pas. Elle n’a pas pu s’envoler sans que personne n’ait rien vu ! 

-        Tu ne peux pas demander à quelqu’un d’autre ? Une sorte de détective ?

-        Ici ? Non. Si… à un Terrascalien peut-être… mais ça me coûterait cher ! 

-        Utilise mes économies. 

-        Quand tu embauches un Terrascalien, tu as toujours une dette envers lui… Il estime, même chèrement payé, que tu lui dois également un service puisqu’il t’en a rendu un. 

-        Peut-être, mais c’est toujours mieux qu’un homme de l’ombre. 

-        Une petite indigestion d’Azarïne ? 

-        Je ne plaisante pas. Les hommes de l’ombre sont embauchés par le Prince… 

-        Et par tant d’autres ! 

Je tirai le carnet d’Aïken de ma poche et le jetai sur le lit tout en expliquant ce que c’était.

-        Beaucoup trop de mystérieuses disparitions après notre passage. Aïken ne m’a pas laissé de mot et a caché ce carnet qui était un secret entre lui et moi.

-        Tu veux dire que Paultrem ignore son existence ? s’étonna mon frère en le feuilletant. 

-        Absolument !

Je me levai et me servis un verre d’eau. 

-        Je commence à me dire que peut-être « on » a aidé Aïken à trouver le repos. 

-        Demande à voir le corps ! 

-        Non, non… Cette fois, c’est nous contre eux…

-        À quoi penses-tu, sœurette ? 

-        Embauche un Terrascalien, suggérai-je. Si jamais il trouve quelque chose… Nous saurons qui se cache derrière l’enlèvement d’Ayma. 

-        Tu penses à Paultrem ?

Je déglutis. Au fond de moi, j’espérai tellement que non ! 

-        Ou à Agadyr Paolin, nuançai-je alors que mon frère fronçait le nez à l’évocation de cet homme qu’il appréciait peu. 

Qui aurait pu vendre l’information ?Nous nous toisâmes un instant avant de prononcer simultanément :

-        Aurix !

*

 

Le lendemain, Pegasus quitta le manoir pour Méhéra, mais sans en parler à quiconque. Il prétexta quelques affaires urgentes à régler avant de partir pour Corkwood puis pour « nos vacances » dans les îles Méroveh. De mon côté, je visitais souvent Carméline avec Tara afin de mettre la main sur tout un tas d’accessoires pour les tenues à porter durant l’anniversaire de la Princesse de Corkwood. 

Sinon, la vie à Taragul coulait des jours heureux. Avec le retour du soleil, de longues promenades avec Myllo m’avaient permis de pratiquer quelques sortilèges elfiques, de maîtriser l’illuminatus bien sûr, mais aussi le rechenus, un sortilège qui permettait de créer un halo de lumière autour de soi. Myllo me questionnait fréquemment sur la Terre et sur ces étranges occupations que nous avions comme de regarder des heures dans une « boîte » : la télévision. Et nous évoquions également notre « magie » : le pouvoir de la technologie ! 

            En milieu de semaine et à deux jours de mon départ pour Corkwook, Myllo et moi partîmes vers le nord. Nous n’utilisions quasiment jamais ce sentier, car il était souvent sous l’eau ou très boueux. Après avoir écarté une branche sur son passage, le grand Myllo se baissa. J’en conclus que le chemin n’était pas adapté pour lui. 

-        Rebroussons chemin, ici la forêt est plus dense. 

-        Regarde ça… 

Je m’accroupis à mon tour et observai une fleur jaune pâle légèrement bleuté en son centre. 

-        Une régénatophore ! 

-        Je ne retiendrai pas ce nom, avouai-je les sourcils arqués.  

-        C’est une plante des Marais de Gulgulbatur, que fait-elle ici ? 

-        Mystère ! Comme tant d’autres énigmes, je ne manquerai pas de l’ajouter à ma looongue liste, le badinai-je. 

Il se redressa et scruta la forêt un instant. 

-        Elbronah se meurt, commença-t-il tristement en baissant la tête. Comme tu le sais, j’ai vécu dans une ferme de sauvetage dans la forêt des Amotica. Il ne reste pas beaucoup d’espèces de plantes… Les Elfes Sages et les Semeurs ont rapidement conclu qu’Elbronah n’est plus assez forte pour faire germer toutes les graines. Celle-ci, je n’en avais plus vu depuis des décennies !  

-        Alors c’est une bonne chose ! dédramatisai-je. Allez, viens ! On va manger du gâteau de Gyda. Elle en prépare un tous les jours depuis qu’Azerlov vit au manoir… mais il faut de dépêcher pour en avoir une part ! plaisantai-je. 

Je tirai le grand Elfe par la manche et accordai un sourire à mon ami au regard triste. 

 

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